HISTOIRE
De l’autre, Pierre Lorette, issu d’une vieille famille de notables marangeois, enrichi dans le négoce de droguerie. En 1752, il a acquis la haute-justice de Marange, consistant en menus cens, rentes en argent, vin et grains. Mais, incompréhension ou mauvaise foi, il s’imagine être en possession de toute la seigneurie : il se déclare seigneur haut, moyen et bas justicier, et foncier sans part d’autrui, déclenchant la colère de la veuve Bourdelois qui porte plainte contre lui. C’est le début du procès des Seigneurs, repris par Noël Dominique Bourdelois après la mort de sa mère. Ce dernier fera rédiger un mémoire auquel sont annexées près de deux cents pièces justificatives destinées à la défense de son droit : un document exceptionnel qui a contribué à la connaissance de l’histoire du village.
Les pièces apportées par Pierre Lorette sont bien moins nombreuses et parfois discutables ; par contre, les désordres que connaît sa famille durant cette période seraient un bon sujet de roman : un gendre ruiné, rayé du tableau des avocats, qui tente d’émigrer en Russie, connaît la prison et y entraîne son beau-père, et pour finir se réfugie dans les Îles de sa Majesté en laissant derrière lui sa famille et ses dettes ; puis la cadette qui se marie contre l’avis de son père ; et enfin un enchaînement invraisemblable de contretemps qui empêche pendant plusieurs années Pierre Joseph, le fils, d’obtenir sa charge de substitut du procureur au Parlement de Metz… Face à une telle adversité, Pierre Lorette perd le sens de la mesure. Tenant son droit du roi de France, à la suite de celui d’Espagne, il réclame que l’usurpateur Bourdelois lui rende tout, et en particulier la propriété du château ; mais en 1766, un jugement brise son attente.
Pierre Lorette décide alors de construire son propre château. En 1767, François et Cuny Paulin, maçons et tailleurs de pierre du lieu, œuvrent dans les carrières de Marange, peut-être dirigés par un maître d’œuvre extérieur. Certaines pierres à sculpter pourraient provenir de la carrière de Jaumont, qui connaît un regain d’activité entre 1764 et 1774.
Dans les années qui suivent, les Lorette dépensent et empruntent… La banqueroute les menace ; en 1779, un gestionnaire judiciaire est chargé de vendre leurs biens à concurrence du remboursement des dettes. Pierre Lorette meurt en 1780, il a 72 ans. Il n’aura pas connaissance de l’issue du procès, définitivement perdu en 1782. Sa veuve se désiste du domaine de Marange, que Bourdelois reprend l’année suivante.
Six ans plus tard, cette péripétie locale est balayée par la Révolution. Plus question de noblesse pour l’un comme pour l’autre. En 1790, Noël Dominique Bourdelois est incarcéré par la justice marangeoise pour « soupçon de complicité avec l’ennemi de l’état ». En 1793, il échappe à la Terreur en émigrant à Trèves. Rentré en France, il décède à Paris en 1801. Ses enfants obtiennent son amnistie posthume, ce qui leur permet de reprendre possession des biens confisqués, qu’ils vendent en 1815 à des particuliers du village. De son côté, Pierre Joseph, qui se faisait appeler Lorette de Marange, devient un simple citoyen, ex substitut de l’ex procureur général de l’ex parlement de Metz. Dans les années 1802-1803, il exerce la fonction de jurisconsulte (conseiller en droit) auprès des tribunaux de Metz. Ses derniers biens marangeois sont vendus en 1811, après son décès. La maison de ville qui prendra le nom de Palais de justice devient la propriété de Pierre Munier et Anne Bertrand.
Pour les Bourdelois, le lien avec Marange est définitivement rompu ; mais les Lorette vont garder des relations avec leurs cousins marangeois… le temps de forger une légende libérée d’un passé encombrant.
DESCRIPTION SOMMAIRE
Le Palais de justice couvre avec ses dépendances un espace plus ou moins carré qui s’étend entre la rue de la Fontaine et la rue de la République. L’adjudication de 1811 à Pierre Munier et son épouse fait état d’une « belle maison de maître, dans laquelle quantité de belles chambres, une superbe cuisine, grand salon, trois belles caves voûtées, un cellier, grande cuverie, grande écurie, un logement de vigneron y attenant, faisant face sur deux rues ». Avec ses pièces bien éclairées, cheminées et placards chauffants nombreux, le corps de logis présente un confort indiscutable.

Du côté de la rue de la Fontaine, la façade présente l’unité architecturale d’une maison de ville de facture classique, qui s’exprime dans une profusion de lignes et de fenêtres. Malheureusement, l’étroitesse de la rue nuit à la perspective et la pente fortement marquée déchausse le bâtiment à l’est ; le déséquilibre esthétique des masses est heureusement rétabli par la porte décentrée vers la droite. De même, l’absence de recul est rattrapée par un avant-corps en trompe-l’œil. Les fenêtres des deux niveaux présentent un style différencié : en bas, un encadrement mouluré au cintre surbaissé ; en haut, reposant sur un bel appui saillant, un encadrement en pilastres lisses dont les chapiteaux, à la naissance de la courbure d’un plein cintre, se prolongent en une fine corniche qui barre le second niveau. Verticales et horizontales délimitent trois groupes de quatre fenêtres.
Sur le faux avant-corps s’ouvre une porte de belle taille en plein cintre. Au-dessus, une petite baie rectangulaire porte les seules sculptures du bâtiment : encadrement strié, feuilles d’acanthe aux angles supérieurs, et mascaron grimaçant au centre du linteau.
Particularité unique et étonnante, les fenêtres et soupiraux sont équipés de volets coulissant dans les murs .
Côté sud, la façade est bien différente : d’une part, les caves entièrement dégagées par la pente ajoutent un niveau vers le bas ; d’autre part, la partie gauche et la partie centrale présentent une rupture totale de style. Mais ayant connu des aménagements et donnant depuis toujours sur une cour étroite et fermée, le désordre architectural échappe à la vue, au point que les Marangeois eux-mêmes sont rares à connaître cette perspective.
La partie gauche présente une grande sobriété. Dans la cour, une porte flanquée de deux soupiraux donne directement dans une cave. Au-dessus, trois niveaux de deux fenêtres en arc surbaissé, plus petites pour le grenier, centrées et rapprochées, laissent sur la façade un espace nu de part et d’autre (les espaces pour les volets coulissants).
La partie centrale se distingue par un caractère monumental surdimensionné. La porte est sensiblement de même allure et de même dimension que celle du côté rue. Au-dessus, le rez-de-chaussée est éclairé par deux fenêtres au cintre surbaissé. Plus étonnantes sont les deux baies longues et étroites qui les accompagnent de part et d’autre de la porte, apparemment destinées à éclairer un escalier qui n’a jamais vu le jour. Au niveau supérieur, les deux grandes fenêtres plein cintre de la salle dite d’audience reprennent le style de celles du côté rue. Sur le toit enfin s’ouvre une lucarne-pignon cintrée encadrée de volutes, rare élément qui a attiré l’attention des artistes.
La partie droite enfin forme un arrière-corps ; une tour aux airs de colombier, qui accueille un escalier en colimaçon, donne à cette bâtisse bourgeoise un caractère aristocratique. Le projet était probablement de prolonger cet arrière-corps vers le sud jusqu’à englober la maison de vigneron, pour donner au corps de logis la forme d’un L donnant directement sur la place de l’église.
En résumé, si les dissymétries du bâtiment reflètent la présence des maisons préexistantes et la succession des tranches de travaux, on peut dire plus globalement que le bâtiment est à l’image des tumultes qui ont agité la vie de Pierre Lorette ; outre le désordre architectural de la façade sud, son inachèvement témoigne du naufrage social de son auteur : clés de fenêtres non travaillées, absence d’un accès décent à l’étage, interruption des travaux sur la travée est.
L’histoire du Palais de justice de la Révolution à aujourd’hui et sa description intérieure ne sont pas abordés dans ce court résumé, mais vous pouvez les retrouver dans les Cahiers du Billeron cités ci-dessous.

SOURCES :
Dans les Cahiers du Billeron, la revue du Club Marangeois d’Histoire Locale, quatre dossiers et un complément, tous de l’auteur du présent résumé.
« Histoire des seigneuries de Marange », CB n°29, 2014 (Dossier, 24 pages)
« À l’origine du Palais de justice, les Lorette de Marange », CB n°30, 2015 (Dossier, 27 pages)
« Le Palais de justice, entre légende et réalité », CB n°33 (Dossier, 25 pages)
« Le Palais de justice, la vraie histoire », CB n°34 (Dossier, 27 pages)
« Marange, Silvange et la VR 52, histoire d’un malentendu », CB n°37, 2023, encadré « Du nouveau sur le Palais de justice et le procès des seigneurs ! », p.13.
Club Marangeois d’Histoire Locale / François Noiré / 18 avril 2025